« Le train est sur le point de partir, le sifflement du contrôleur sur le quai vient de retentir et les derniers voyageurs se pressent dans l’allée, les yeux rivés sur leur billet. Je suis déjà installé en face d’une trentenaire aux cheveux bruns. Elle pianote frénétiquement sur le clavier de son ordinateur et regarde les gens passer du coin de l’oeil, poussant parfois des soufflements exaspérés.

J’ai acheté ce cahier il y a quelques minutes dans un magasin du quartier. Je ne devais pas avoir l’air très frais, chargé comme une mule avec mes deux valises à roulettes, mon sac de voyage, un sac sur le dos et un autre en bandoulière. Je sue par tous les pores, angoissé et pourtant enthousiaste de vivre cette aventure. Dans deux heures, je serai à Paris. Alors je me dis, c’est le début d’un moment important de ta vie, il faut que tu parles de tout cela, que tu découvres les rues en n’omettant ensuite aucun détail. Je me connais, je sais que jamais je ne serais régulier si je devais tout écrire sur ordinateur. Cette technologie me dépasse légèrement, je ne suis pas assez scotché à mon écran pour penser tous les jours à raconter mes journées. Un carnet comme celui-ci, par contre, c’est différent. Je peux l’emmener partout avec moi, le froisser, l’abîmer, le faire tomber sur le sol mouillé… rien ne m’empêchera de sortir un crayon et d’annoter tout ce que je vais voir dans les prochaines semaines.

 Je réfléchis à la manière de présenter toutes ces notes. Dois-je marquer la date ou bien seulement démarrer sur une nouvelle page ou alors écrire de travers, en bleu, en rouge, au feutre ou au stylo, dois-je coller des images, des cartes postales et des tickets de métro ? Je ne sais pas vraiment à quoi me servira ce Moleskine, je ne suis même pas sûr d’écrire jusqu’au bout, de le tenir régulièrement mais qu’importe, je prends le pari de dévoiler tout ici. Et pourquoi pas au temps présent. Peut-être qu’avec ça je pourrai un jour écrire un roman, découper des scènes et « en faire quelque chose ». On va dire que ça ne compte pas aujourd’hui, ces notes sont personnelles et ne font que mettre les choses en place, raconter la genèse, noircir quelques pages. »

La Vie hâtive, Kevin Juliat

parution 27 mars 2013